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19mar13

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Equipo Nizkor
Derrière l'arrestation du général Pinochet


Un affaire judiciaire sans précédent


Troupes de l'armée chilienne postées sur un toit et tirant sur le Palais de La Moneda.
11 septembre 1973 à Santiago, au cours du coup d'Etat militaire mené par le général Augusto Pinochet qui renversa le président chilien constitutionnellement élu Salvador Allende. (AFP Doc. Ref. ARP1921256).

Le rôle joué par Equipo Nizkor dans l'affaire Pinochet dans le cadre de sa stratégie à long terme contre les modèles d'impunité fut décisif et direct. Cette stratégie avait été évoquée pour la première fois lors d'un séminaire intitulé « La première conférence contre l'impunité en Amérique latine », qui eut lieu dans les bureaux du Parlement européen à Madrid les 15 et 16 février 1996.

Au cours du séminaire, Equipo Nizkor et deux organisations (SERPAJ et l'Assocation des familles des détenus et des disparus, deux organisations des droits de l'homme bien établies en Argentine) étudièrent les dossiers des victimes espagnoles de la dictature argentine et convinrent d'entamer le procès contre ces crimes. Un tel procès dépendrait de l'application du droit pénal international au sein des tribunaux nationaux : ce serait une affaire juridique sans précédent.

Anticipant l'introduction de l'action en justice par Equipo Nizkor et les associations argentines, l'Union progressiste des procureurs (Unión Progresista de Fiscales) introduisit, le 28 mars 1996, une première plainte, qui fut par la suite appelée la « plainte Castresana » d'après le nom du procureur qui la signa et l'introduisit. Cette plainte concernait les crimes commis sous la dictature argentine. Cependant, les documents introduits par Carlos Castresana étaient inexacts : il s'agissait d'une liste contenant des erreurs à la fois dans les noms des victimes et dans ceux des auteurs des crimes. Equipo Nizkor intervint pour corriger les erreurs et pour s'assurer que l'affaire ne finisse pas par être classée définitivement.

Peu de temps après, le 4 juillet 1996, une plainte fut introduite par un autre procureur à Valence, en Espagne, concernant les affaires des victimes espagnoles de la dictature chilienne. Cette procédure prit le nom d'« affaire chilienne » (ou d'« enquête chilienne ») et, après l'examen de compétence respective, fut transférée à la Audiencia Nacional à Madrid le 8 juillet 1996, et de là, au Tribunal central d'instruction (TCI) n° 6, présidé par le juge García Castellón.

Combattre l'impunité

En décembre 1996, à nouveau avec la participation d'Equipo Nizkor, une conférence internationale eut lieu à Santiago du Chili sur le thème de « L'impunité et ses effets sur les processus de démocratisation ». Il s'agit encore à ce jour de la conférence la plus importante sur l'impunité et M. Louis Joinet, Rapporteur spécial des Nations Unies au sujet des droits civils et politiques, modifia son rapport final sur la « Question de l'impunité des auteurs des violations des droits de l'homme (civile et politiques) » afin qu'il reflète les discussions menées lors de la conférence, ce qui constitue sans aucun doute l'avancée la plus significative ayant eu lieu jusqu'alors dans le système des Nations Unies au sujet de l'impunité. Au même moment, Equipo Nizkor, sous la direction de son président Gregorio Dionis, formait un groupe de travail ad hoc avec l'objectif de systématiser le développement du droit pénal international depuis Nuremberg afin qu'il puisse être appliqué au sein des tribunaux ordinaires.

Avant cela, aucun travail juridique ou académique n'avait été mené dans ce domaine. Grâce à cet effort, la contribution reçue de Nuremberg et la jurisprudence internationale prononcée jusqu'alors purent être systématisés. Dès le départ, le groupe de travail put compter sur la collaboration de Richard Wilson (Directeur de la Clinique internationale des droits de l'homme, du Washington College of Law de l'American University). Par la suite, le groupe de travail bénéficia du concours du Hastings College of Law de l'Université de Californie, de la faculté de droit de l'Université de Yale et d'autres experts indépendants qui travaillèrent un temps avec Equipo Nizkor dans ses bureaux madrilènes.

Equipo Nizkor effectua la seule traduction en espagnol de la jurisprudence utile de Nuremberg. Le groupe de travail réussit également, pour la toute première fois, à la systématiser afin qu'elle soit appliquée dans les tribunaux nationaux.

Mettre au point une stratégie juridique

L'un des principaux problèmes qui survint dans la mise au point d'une stratégie permettant d'obtenir un jugement pour crimes contre l'humanité dans un tribunal ordinaire résidait dans le fait qu'en Espagne, le concept de jugement par contumace n'existe pas. Cela constitua un grand défi : comment faire en sorte qu'une personne responsable de crimes aussi graves soit arrêtée au sein d'une juridiction européenne autorisant l'extradition vers Madrid, sans que cela dépende du soutien d'un gouvernement national et malgré l'opposition de certains États, notamment ici, de l'Espagne, de l'Argentine et du Chili ?

Pendant un an et demi, le groupe de travail étudia systématiquement le droit et les procédures nécessaires à la préparation d'un plan d'action dans l'éventualité qu'un officiel correspondant au profil soit identifié dans un pays européen. Une partie du travail consista à analyser les accords de coopération judiciaire en matière d'arrestation et d'extradition qui existait à l'époque entre les pays suivants : entre les États-Unis et l'Europe, l'Argentine et le Chili ; et entre l'Espagne et l'Italie, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne.

La procédure à l'oeuvre dans le mandat d'arrêt européen fut précisément étudiée, tout comme le concept d'« arrestation urgente » dans des affaires de trafic de drogues imposé par le Département d'État états-unien dans son accord de coopération judiciaire avec l'Italie, un modèle juridique qui fut ensuite adopté par l'Espagne et la Grande-Bretagne. Plusieurs avocats travaillèrent sur ce sujet, parmi lesquels des experts en code de procédure et en crime organisé, car Gregorio Dionis était convaincu que ce type d'instruments pouvait être utilisé à la place des accords d'extradition traditionnels, ces derniers étant susceptibles de faire l'objet d'une intervention politique de la part des ministères des affaires étrangères et des gouvernements.

C'est dans ce contexte que l'on doit analyser et comprendre la stratégie mise au point par Equipo Nizkor dans l'affaire Pinochet. Une explication détaillée de cette histoire et du contexte est livrée par Gregorio Dionis dans un document audio disponible uniquement en espagnol à l'adresse http://www.radionizkor.org/editorial/index.html#gdd et produit par Radio Nizkor le 16 octobre 2008.

Pinochet en Europe


Portrait du général Augusto Pinochet, chef des forces armées et du Chili depuis le coup d'Etat militaire de 1973, pris lors de l'investiture du président Patricio Aylwin, le 11 mars 1990 à Santiago. (AFP Doc. Ref. ARP1548917)

Lorsque l'affaire Pinochet survint pour la première fois en 1998, Equipo Nizkor travaillait à cette stratégie avec un réseau de collègues au Chili, parmi lesquels de prestigieux activistes spécialistes du travail sur le terrain. En leur sein, certains possédaient une connaissance exhaustive des archives existant au sujet des disparus ainsi qu'au sujet du renseignement militaire et des opérations de la DINA pendant les pires années de la dictature. Equipo Nizkor eut vent de la présence de Pinochet en Europe grâce à des informations qu'il reçut depuis la France, selon lesquelles elle venait de refuser à l'ancien dictateur un visa d'entrée qu'il avait demandé pour poursuivre un « traitement médical ». Des investigations postérieures permirent d'établir que Pinochet était entré aux Pays-Bas et avait été obligé de quitter le pays à la demande des autorités néerlandaises. Grâce à d'autres activistes collaborant depuis Londres, Equipo Nizkor reçut ensuite la confirmation de l'identité de Pinochet, qui s'était enregistré à la London Clinic sous le nom d'Antonio Ugarte.

Une rencontre fut organisée entre Gregorio Dionis et l'avocat Joan Garcés, à la demande de ce dernier, qui représentait la Fondation Salvador Allende qui avait rejoint l'« affaire chilienne », au cours de laquelle ils convinrent d'une stratégie afin qu'Augusto Pinochet soit arrêté à Londres et extradé par la suite. Il fut conclu qu'il était capital que cette stratégie reste entièrement confidentielle. À ce stade, le juge García Castellón, qui était chargé de l'enquête chilienne en Espagne depuis qu'elle lui avait été confiée en 1996, allait demander son transfert à un autre poste judiciaire.

En octobre 1997, le général Fernando Torres Silva, l'un des hommes de main du gouvernement Pinochet, ancien procureur militaire et auditeur général de l'armée, se rendit à Madrid pour s'entretenir avec le juge García Castellón. Peu après, ce dernier exprima son souhait de ne plus être juge à l'Audiencia Nacional et demanda son transfert vers une juridiction inférieure.

Le problème auquel faisait maintenant face Equipo Nizkor et les autres travaillant sur l'affaire Pinochet était de s'assurer qu'un mandat pouvait être délivré rapidement tant que Pinochet se trouvait dans une juridiction européenne.

La foule de connaissances que possédait Gregorio Dionis au sujet des crimes commis dans le contexte des dictatures à la fois argentine et chilienne fut cruciale dans la résolution de ce problème urgent et potentiellement fatal. Afin d'affirmer la compétence du TCI n° 5, Gregorio choisit comme base principale l'affaire des 119, qui se produisit en Argentine. Les crimes commis dans cette affaire avaient été déclarés « faits prouvés » par le Chili et inclus dans le rapport Rettig (dont le nom officiel est Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation, publié en février 1991 par une commission mise en place par le président de l'époque, Patricio Aylwin, concernant les violations des droits de l'homme qui se terminèrent par la mort ou la disparition de personnes sous le gouvernement militaire de Pinochet, du 11 septembre 1973 au 11 mars 1990).

Pour résumer cette affaire, le gouvernement chilien organisa une campagne international contre le groupe chilien MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) qui consista à placer les documents d'identité de 119 ressortissants chiliens exécutés au Chili sur 119 cadavres en Argentine. Le MIR fut alors accusé d'avoir commis ces exécutions en raison de leurs propres conflits internes. Le système judiciaire enquêta sur ces faits, qui furent entièrement prouvés. En Argentine, l'affaire ne fit jamais l'objet d'une enquête et à ce jour, aucune des 119 personnes exécutées n'a été identifiée.

Étant donné que ces crimes avaient été commis en Argentine, l'équipe put les introduire en tant que base auprès du TCI n° 5, à qui l'affaire argentine originale avait été assignée, afin qu'il exerce sa compétence sur cette affaire. Cela résolut du même coup le problème créé par la décision du juge García Castellón de ne pas poursuivre l'enquête chilienne. Le TCI n° 5 était présidé par le juge Baltasar Garzón. García Castellón abandonna sa compétence sur l'affaire chilienne au profit du TCI n° 5. C'est ainsi que l'affaire chilienne fut soumise à la compétence du juge Baltasar Garzón, également responsable des affaires argentines.

L'arrestation de Pinochet

Les quatre jours précédant l'arrestation de Pinochet le 16 octobre 1998 furent cruciaux pour s'assurer que le TCI n° 5 délivre un mandat d'arrêt à l'encontre d'Augusto Pinochet Ugarte. De surcroît, il était plus nécessaire que jamais d'éviter que des informations ne filtrent, ce qui aurait pu compromettre la stratégie. Il restait à voir si tous les efforts fournis par l'équipe seraient couronnés par le déclenchement de la procédure juridique et, le cas échéant, de quelle manière elle se terminerait.

Sur recommendation d'Equipo Nizkor, une demande d'interrogatoire du général Pinochet fut soumise au TCI n° 5 le 13 octobre, et celui-ci ordonna la transmission de la demande à Interpol Londres le jour suivant. Le 15 octobre, une proposition cherchant à étendre la plainte pénale dans l'affaire chilienne fut remise au même TCI, lui demandant d'ordonner la détention provisoire du général Pinochet ainsi que sa recherche et son arrestation, conformément au code de procédure espagnol.

Gregorio Dionis dirigea la préparation de ces propositions. Il s'agissait de la seule plainte pénale constituant la base du mandat d'arrêt. En effet, Joan Garcés, à ce moment-là et pour quelque temps par la suite, ne joua aucun rôle dans l'enquête argentine et les autres parties de l'accusation impliquées dans la procédure auprès du TCI n° 5 - neuf parties à l'époque - n'étaient même pas au courant de la stratégie déployée dans l'affaire Pinochet. Bien que certains de ces avocats furent mentionnés dans des articles de presse comme ayant participé à l'arrestation de Pinochet, ce n'est qu'au moment de sa détention qu'ils apprirent qu'elle avait lieu.

À la réception de la demande d'interrogatoire le 13 octobre, le juge Baltasar Garzón n'était pas du tout enclin à délivrer le mandat d'arrêt et donna à l'équipe une échéance de quarante huit heures pour produire assez de preuves afin d'étayer l'émission du mandat. Avec ces délais difficiles, le 16 octobre, l'équipe parvint à remettre au TCI n° 5 suffisamment de preuves dans une affaire concernant une victime importante du régime de Pinochet, celle du leader du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire), Miguel Enríquez. Le juge accepta finalement d'inculper Pinochet et de délivrer le mandat d'arrêt à son encontre directement à la police britannique.

Garantir la détention de Pinochet

Lorsque le mandat parvint au Royaume-Uni, une deuxième phase de préparation urgente commença : les autorités britanniques demandèrent qu'en moins de soixante-douze heures, plus de preuves soient produites en anglais afin de consolider le mandat d'arrêt initial.

Pour ce faire, deux groupes furent établis à partir du 16 octobre : un groupe était basé dans les bureaux de Joan Garcés, où Antonia Macias, avocate et secrétaire général d'Equipo Nizkor, se chargea du soutien logistique et de la coordination ; l'autre groupe, supervisé par Gregorio Dionis, s'occupa de la systématisation et de la préparation des preuves documentaires. Ces équipes durent également résoudre le problème engendré par le fait que la documentation justificative devait exister en espagnol et en anglais. Si les documents étaient remis uniquement en espagnol, Pinochet serait laissé en liberté jusqu'à ce que les services judiciaires aient fini la traduction. Pour résoudre le problème, une équipe de trois traducteurs dirigé par Antonia Macias et travaillant également sous la contrainte horaire des soixante-douze heures, traduisit toute la documentation. Ainsi, lorsque le mandat d'arrêt serait complété par des preuves additionnelles, tous les documents justificatifs seraient immédiatement disponibles dans les deux langues. Un traducteur chilien et un traducteur colombien, dont les identités restent encore aujourd'hui confidentielles, composaient notamment l'équipe.

La coordination du groupe supervisé par Gregorio Dionis fut cruciale pour obtenir de toute urgence du Chili les preuves requises dûment authentifiées. Au Chili, les collègues d'Equipo Nizkor avaient acquis dans de vieilles librairies les preuves matérielles suivantes :

a) le Rapport Rettig, traduit en anglais par une université états-unienne, dont seules quelques copies avaient été envoyées au Chili ;

b) un livre écrit par Pinochet, El Día Decisivo (Le jour décisif), qui était particulièrement intéressant : le général Pinochet y avait écrit une dédicace et avait signé l'épreuve (comme il était de coutume au xixe siècle). De ce fait, c'était une preuve recevable ;

c) la traduction en anglais de ce livre, laquelle avait fait l'objet d'une édition spéciale par l'armée chilienne, intitulée The Crucial Day.

Ces documents, dûment authentifiés, parvinrent au domicile de Gregorio Dionis depuis le Chili via DHL dans les délais requis, consolidant ainsi le dossier et le mandat d'arrêt.

Le 18 octobre 1998, le juge Garzón n'eut d'autre choix que d'étendre la plainte pénale pour y inclure quatre-vingt-quatorze victimes de Pinochet. Au matin du lundi 19 octobre 1998, les preuves étayant l'extension du mandat d'arrêt se trouvaient à Londres, en anglais, comme l'avaient demandé les autorités britanniques compétentes.

L'héritage de l'affaire historique contre Pinochet

Cela va sans dire que l'ensemble des participants au Chili ont mis leur vie en danger pour atteindre cet objectif. Tout ceux qui ont participé directement à l'arrestation d'Augusto Pinochet au Chili, en Espagne et à Londres, ont perdu leur emploi rémunéré dans les dix-huit mois suivant sa détention.

En outre, Equipo Nizkor instaura une stratégie avec un groupe de défenseurs des droits de l'homme en Belgique, composé de citoyens belges, de réfugiés argentins et chiliens et d'un avocat sud-américain, pour s'assurer que le Royaume de Belgique se présente au cours de la procédure londonienne. La Belgique entra effectivement dans l'affaire mais renonça quelques mois plus tard en raison de l'énorme pression qui s'exerça sur le gouvernement.

L'issue de l'affaire est connue de tous. Equipo Nizkor a toujours maintenu que l'affaire Pinochet réussit à mettre le sujet de l'impunité au premier plan, mais d'un point de vue strictement juridique, le résultat fut décevant. Au final, la décision de renvoyer Augusto Pinochet au Chili prit le pas sur la justice.

En tout les cas, il ne fait aucun doute qu'il y a un « avant » et un « après » dans l'imaginaire collectif en ce qui concerne les possibilités d'application du droit international pour ces crimes graves commis contre les droits de l'homme. Cette affaire établit que l'utilisation d'une stratégie juridique complexe peut mettre à mal l'action des États et l'impunité des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre.

[Source: Equipo Nizkor, Charleroi, 19mar13]

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